Affrontements autour du projet de nouvel aéroport de Notre-Dame-des-Landes, contestation des permis d’exploration de gaz de schiste, fermetures d’usines, émeutes en banlieue… autant d’événements qui illustrent la crise profonde du modèle français d’aménagement du territoire. Mais cette crise économique, urbaine, sociale et culturelle est surtout une crise géopolitique. L’emploi du terme peut surprendre, car il est surtout associé à des conflits entre Etats sur des questions de frontières ou entre groupes ethniques. Ici pas de massacres ou d’armées en mouvement, mais des manifestations et du lobbying. Les acteurs sont différents – élus locaux, entreprises, chambres de commerce, administrations, associations -, mais les rivalités qui les opposent portent elles aussi sur des territoires. Chaque conflit, chaque débat sur un projet ou une politique d’aménagement est l’occasion de rediscuter de l’intérêt général. Comment intégrer les nouvelles aspirations de la société, l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques, comme la concertation, pour renforcer l’efficacité de l’action publique ? C’est à l’exploration de cette question qu’est consacré cet ouvrage.
Philippe SUBRA
Géopolitique de l’Aménagement du Territoire
Armand Colin – 2014 – 350 pages
Après avoir été un projet national, partagé par la quasi-totalité des acteurs, l’aménagement du territoire connaît une rupture importante depuis une trentaine d’années. Ce qui hier faisait consensus et relevait de l’évidence est aujourd’hui un peu partout l’occasion d’épreuves de forces. Ces conflits, de plus en plus fréquents sont extrêmement divers dans leur contenu, leur logique, leur dynamique, leur durée ou leur échelle. Cependant, au-delà de leurs différences, ils posent une même question capitale : celle de la faisabilité des politiques d’aménagement.
Cette nouvelle situation vient bousculer une approche qui est encore trop souvent abordée sous un angle essentiellement technicien par les théoriciens de l’aménagement, géographes ou spécialistes de l’urbanisme. Les objectifs assignés aux politiques d’aménagement sont à chaque fois extrêmement généraux et consensuels : « l’ordre », « l’équilibre », « la mise en valeur », « le développement », etc. tandis que la dimension conflictuelle de l’aménagement du territoire est presque toujours occultée. Pourtant, loin des conceptions idéalistes, le conflit en matière d’aménagement est loin d’être une anomalie. Il en est même devenu une composante essentielle et incontournable comme le savent fort bien les praticiens que sont les élus locaux, les techniciens des collectivités territoriales, les fonctionnaires de la DDE et les divers maîtres d’ouvrage. Sans le dire, et parfois sans le savoir, ils font chaque jour de la géopolitique en recherchant des appuis pour les projets qu’ils mènent, en s’efforçant de prévenir, de désamorcer ou de gérer au mieux les conflits que ces projets suscitent à partir d’une analyse des relations et des rapports de force entre les acteurs concernés.
Au cœur du conflit, il y a en fait la question évidemment géopolitique, de l’usage et donc du contrôle du territoire. A quoi doit-il servir ? Dans quelle logique, en fonction de quelles priorités doit-il être aménagé ? Et, finalement, au profit de quels groupes sociaux et de quels intérêts ? C’est donc pour une approche géopolitique de l’aménagement du territoire que plaide l’auteur afin de mieux comprendre « ce qui se passe » autour des projets d’aménagement et d’équipements. C’est là le grand intérêt de l’ouvrage que de proposer une « boîte à outils » pour décrypter les problèmes et les enjeux des politiques d’aménagement. La grille d’analyse développée s’intéresse en premier lieu aux acteurs et aux relations qu’ils entretiennent. Quel est le rapport de force entre les promoteurs du projet et les acteurs qui s’y opposent et comment s’explique-t-il ?
Il apparaît, d’autre part, important d’envisager ces relations à plusieurs échelles géographiques ou « niveaux d’analyse ». Les conflits autour des projets d’aménagement du territoire mettent en effet aux prises des acteurs – élus locaux, riverains, administrations nationales, associations environnementales etc. – dont les territoires de référence diffèrent largement. La prise en compte de l’articulation entre ces différents niveaux d’analyse apparaît indispensable pour comprendre les positions des uns et des autres ou encore les jeux d’alliance possibles.
Enfin se pose la question des représentations. Celles-ci peuvent être diverses : la nation à aménager, le local ou la région à développer mais aussi la « Nature » à protéger, les campagnes en voie de désertification, etc. Ces représentations peuvent parfois être inconscientes ou héritées. Elles fournissent le prisme à travers lequel les acteurs ou l’opinion publique perçoivent les enjeux d’aménagement et se représentent la réalité du territoire. Qu’elles soient conscientes ou hérités, ces représentations sont tout sauf anodines. Elles doivent être envisagées comme des constructions idéologiques qui permettent, notamment, de faire prévaloir ses positions auprès de l’opinion publique ou auprès d’autres décideurs.
S’appuyant sur cette « boîte à outils », l’auteur nous convie à une véritable revue des grands conflits d’aménagement qui ont marqué les recoins du territoire français depuis une trentaine d’année. Ceux–ci se répartissent selon 3 grandes catégories :
¤ Le premier type de confit est celui de l’aménagement menacé et des conflits liés au « déménagement du territoire ». Les acteurs locaux et la population organisent une résistance des territoires face aux menaces – issues de décisions extérieures de grandes entreprises ou de l’Etat : cette résistance couvre un large champ qui va des luttes contre les restructurations industrielles et les délocalisations, en passant par la lutte de nombreux territoires ruraux contre la rationalisation des services publics qui leur ont fait perdre postes, hôpitaux, tribunaux, etc. On appréciera notamment dans la description de ce type de conflit un rappel des mobilisations et de l’onde de choc provoquée par la crise de la sidérurgie en Lorraine à la fin des années 70 et dans les années 80. Toutes proportions gardées, la description fournit des éléments de lecture et de compréhension d’un mouvement comme celui des Bonnets rouges en Bretagne en 2013 et l’on se dit qu’un certain nombre de commentateurs de l’époque auraient peut-être été mieux inspirés en ayant à l’esprit les éléments d’un tel rapprochement…
¤ La deuxième famille de conflit, celle de l’aménagement convoité, correspond à des conflits de concurrence entre territoires (2 ou plusieurs) ou entre acteurs (entreprises, collectivités territoriales entre elles ou avec l’Etat, associations d’habitants). Elle entretient un lien encore plus direct avec les politiques d’aménagement. C’est la question de l’équipement ou de l’aménagement futur, de sa localisation ou de son contenu qui est à l’origine du conflit ou qui en est l’objet. La concurrence porte le plus souvent sur des équipements ou des aménagements concrets : ligne TGV, nouvel aéroport, usine, centre commercial, université, centre de recherche, grand équipement sportif ou culturel, mais aussi accueil d’institutions internationales ou encore grand événement sportif ou culturel qui peuvent être perçu comme porteurs de développement économique.
¤ La troisième configuration correspond à l’aménagement rejeté, lorsque l’aménagement est contesté par une partie des acteurs, en raison des atteintes à l’environnement qu’il risque d’entraîner : au plan local (pollution de proximité, destruction d’un écosystème, atteinte au paysage, consommation excessive d’eau) ou au plan global (production de gaz à effet de serre), et des risques ou nuisances qu’il induit pour les riverains. Il s’agit le plus souvent de conflit de type Nimby (Not in My Backyard) dans lesquels les logiques environnementales et les logiques corporatistes s’entremêlent étroitement.
Il arrive aussi, et de plus en plus fréquemment, que les nuisances mises en cause par les mobilisations de riverains ne relèvent pas d’atteintes à l’environnement, mais davantage de ce qu’on pourrait appeler des « nuisances sociales ». Ce cas de figure correspond aux conflits ou aux mobilisations que provoque l’arrivée de populations non désirées, qu’elles soient réellement marginales (gens du voyage, toxicomanes, prostituées, SDF) ou seulement considérées à un titre ou un autre comme dangereuses (immigrés, pauvres, présumés délinquants). Au bout du compte, à partir des divers exemples exposés ou encore à partir d’une analyse des débats autour de la loi SRU, de ses limites et difficultés d’application, l’auteur démonte la mécanique inquiétante d’une forme rampante de ségrégation à la française. Sous couvert de maitrise de l’autonomie locale et des politiques du logement, des populations aisées tentent de préserver un « entre-soi », et maintiennent de fait une exclusion spatiale et sociale qui vient se mixer aux effets d’une ségrégation « raciale » aussi taboue que réelle.
Au final, l’ensemble de ces conflits décrivent une crise profonde du modèle français d’aménagement du territoire amorcée depuis 25 ans. Longtemps objet d’un consensus quasi-général au sein de la population et des décideurs (élus, techniciens, responsables socio-économiques), l’aménagement du territoire est progressivement devenu un objet de débats et d’affrontements de tous types. Si la contestation n’est pas systématique, elle semble cependant en train de devenir la norme. Elle résulte des effets combinés, depuis les années 80, de la prise de conscience écologique, des impacts de la crise économique mais aussi de transformations sociologiques profondes marquées par la montée des classes moyennes et supérieures qui induit de nouveaux rapports aux territoires (augmentation des mobilités, nouveaux rapports à la qualité de vie, explosion du nombre de résidence secondaire, etc.).
La crise en cours vient aussi traduire la fin de la représentation uniforme de l’identité, du territoire et d’une communauté nationale au profit d’identités collectives et territoriales de plus en plus complexes et fragmentées. Elle s’accompagne d’une interrogation profonde sur le fonctionnement de la démocratie et plus largement sur les modes de démocratie et de prises de décision dans un contexte de crise de légitimité de l’Etat et de ses élites (symbolique, idéologique et financière). Car, à travers le « territoire » et son aménagement s’exprime la crise plus fondamentale du politique – en tant que système d’action et de représentation. Dans un tel contexte, la question du territoire constitue une sorte de fil rouge, entre des thèmes en apparence sans rapport mais pourtant au cœur du débat politique : crise du logement, crise écologique, mondialisation et délocalisation, etc. Elle apparaît aussi paradoxalement comme un facteur de re-politisation de la société.
La crise que traverse le modèle d’aménagement du territoire est donc à la fois un symptôme, un facteur et une conséquence de la crise, plus générale, du système politique français. Si l’aménagement est une partie du problème, peut-il aussi être une partie de la solution ? Certains signes peuvent le laisser présager comme l’émergence de nouvelles formes de militantisme ou de nouvelles manières de pratiquer le métier d’élu local. Alors que la succession des crises a stimulé des formes innovantes de revendications et de médiation, il convient désormais, selon l’auteur, d’aller plus loin et de faire en sorte que les crises actuelles permettent peu à peu de redéfinir un nouveau pacte entre les différentes formes de concertation et de pratiques de la démocratie aujourd’hui trop souvent en concurrence.
CDV