Pionnier du web et inventeur de la réalité virtuelle, Jaron Lanier a collaboré avec les plus grandes formes du Net : l’envolée d’Internet, il l’a vécue de l’intérieur la philosophie de la Silicon Valley, il connaît par cœur – les dérives du monde numérique aussi …
Car, pour le moment, Internet n’est pas l’eldorado qu’on voudrait bien nous faire croire. Certes, il est en train de transformer notre économie de fond en combles, mais le « tout » gratuit, la transparence ou le partage des informations – pour certaines très personnelles – que nous mettons sur le Net sont de vastes supercheries. Et pendant que ceux qui possèdent les ordinateurs les plus gros et les mieux connectés s’enrichissent, les autres – la majorité – s’appauvrissent. Les autres, c’est nous…
Il s’agit d’un rapt général : notre société est en train de se faire déposséder de ses données – de sa richesse. Allons-nous laisser les gros serveurs maîtrisant les algorithmes les plus efficaces confisquer notre avenir ? Dans cet ouvrage animé par le souffle de la révolte, Lanier nous offre une réflexion décoiffante sur la façon dont chaque citoyen pourrait vivre sa vie – et la gagner ! – sur le Net. Visionnaire, il nous projette dans le futur d’Internet – notre futur. Car « l’humain-naute » n’a pas dit son dernier mot …
Jaron LANIER
Internet, qui possède notre futur ?
Editions le Pommier – 2014 – 545 pages.
Ce livre s’inscrit dans une démarche prospective, puisqu’il envisage deux grands scénarios sur le futur de L’Internet, et le rôle de L’Internet dans notre futur, sous deux formes : poursuite de la forme majoritaire actuelle ou revirement sous la forme d’un Internet plus humaniste.
Il présente un intérêt certain quant à l’éclairage qu’il apporte sur le fonctionnement de l’économique numérique. Par contre, il est un peu fastidieux à lire, car les 543 pages sont entrecoupées de digressions et opinions personnelles où l’on se perd parfois, l’auteur tentant d’occuper différents points de vue sans crier gare. Sans compter des exemples poussés dans des univers ou le novice en informatique risque de se perdre. Dans la conclusion, l’on comprend mieux quand on découvre qu’il s’adresse directement aux jeunes informaticiens pour qu’ils en tirent les bonnes leçons pour l’avenir.
Impossible de retranscrire en deux pages la profusion d’idées explorées dont certaines très documentées, tirons ici l’essentiel. L’auteur dresse un portrait assez noir de la situation actuelle. La progression de l’ordinateur va de pair avec l’augmentation de la passivité du consommateur et l’augmentation du piratage des données personnelles. Lanier va s’attacher à démontrer comment l’ascension des réseaux numériques ne contribue qu’à enrichir un petit nombre, comment il accroît la concentration du pouvoir et réduit la classe moyenne. Autrement dit, retour au temps des grands seigneurs assujettissant un petit peuple de plus en plus appauvri. Tout ceci en raison de l’architecture choisie pour nos systèmes numériques, ce qui permettra d’envisager alors un autre scénario.
Ainsi, l’illusion du gratuit entraînerait un corollaire : quelqu’un d’autre va décider de votre vie. Tous ceux qui contribuent à l’information ne sont pas rémunérés, seuls ceux qui diffusent cette info le sont, et l’économie, au lieu de suivre une courbe de Gauss, prend le schéma d’une longue queue de traîne avec à l’avant une « tête » exponentielle : quelques gagnants qui raflent tout. Un petit nombre réussit à gagner sa vie avec L’Internet, beaucoup essayent, mais n’y arriveront jamais, et rien entre les deux. Le problème soulevé est qu’à force de numériser l’activité économique et culturelle, on va réussir à faire décroître l’économie d’une part, et favoriser la concentration de la richesse d’autre part. Ces formes de concentration de pouvoir s’appellent indifféremment « réseau social », « compagnie d’assurance », « fond dérivatif », « moteur de recherche » etc. Les fonctionnements d’Amazon, Facebook, tweeter, google et d’autres sont ainsi décrits et décryptés. Ils sont tous détenteurs de « serveurs sirènes » (« ordinateurs d’élites caractérisés par leur narcissisme ») qui leur assurent à la longue des pseudo-monopoles. Ils exploitent à fond le système suivant : plus vous perdez votre vie privée, plus d’autres la monnaient et s’enrichissent. Et on réussit en écrasant l’autre. Le scénario va s’amplifier : imprimante 3D qui va permettre de produire les objets sur place, enseignement gratuit en ligne, voitures automatiques qui conduisent mieux que les humains, robots infirmiers etc… et amplifier le fait que L’Internet est en train de réduire plus d’emplois qu’il n’en produit et concentre pouvoir et richesse.
Un autre scénario est envisageable. Celui de «nano »rémunérer tous ceux qui produisent l’information, et du coup de faire payer à des coûts raisonnables l’information. Cela rétablirait la présence d’une classe moyenne forte et ferait croître l’économie au lieu de la concentrer. Il existe beaucoup de difficultés à mettre en place ce système, pour la bonne raison que l’autre est déjà bien implanté, et que ceux qui ont le pouvoir vont avoir du mal à le lâcher. De plus, à l’heure actuelle, « Internet est un mélodrame au sein duquel un éternel conflit se déroule ». Les méchants sont ceux qui veulent renforcer les lois de la propriété intellectuelle, et les gentils les jeunes et chevaliers de l’ouverture. Mélodrame, car en réalité, Internet est déjà défiguré par la corruption. Prôner la démonétisation revient à encourager le fait que les centres de profit se déplacent de ceux qui produisent l’info à ceux qui en font un service. La pub est par exemple sortie de son rôle et devient un véritable business. Si au contraire celui qui produit ou donne l’info devient un véritable client, il évite « d’être de la chair à manipulation pour les réseaux numériques ». C’est la voie de l’informatique humaniste proposée par l’auteur. Son scénario est très détaillé, puisqu’il en envisage les conséquences économiques et juridiques, les risques, et le type de contrat social que cela implique. C’est pour lui un retour à une conception de l’économie fondée sur la simplicité, qui replace l’intérêt des êtres humains au centre, au lieu d’une économie actuelle fondée sur l’excitation qu’elle procure aux « informaticiens à lunettes » qui jouent avec ce système. Car pour lui, ce n’est que ça… Sans supprimer le côté ludique de la chose, il suffirait de prendre un peu de recul et de se reposer la question « est-ce que ce que je suis en train de faire va bien dans le sens de l’intérêt de l’humain ? ». Bref, retour à une économie où l’on dépenserait l’argent de la façon qui nous plairait au lieu d’être influencé à notre insu par des fantasmes. Non seulement il existe quelques initiatives fructueuses qui vont dans ce sens, mais les simulations entreprises avec ce scénario en corroborent les aspects positifs.
Renvois :
¤ Gérard AYACHE, Homo Sapiens 2.0 (Hyperinformation) – FW N°31.
¤ Olivier BOMSEL, L’économie immatérielle – FW N°38.
¤ Antonio CASILLI, Les liaisons numériques (sociabilité) – FW N°39.
¤ Eric GUICHARD, Regards croisés sur L’Internet – FW N°45.
¤ Frédéric MARTEL, Smart / Enquête sur les Internets – FW N°55.
MPFD