Si le 19e siècle a connu, dans la philosophie des sciences, l’ascension du positivisme, le 20e siècle a commencé par une crise de la pensée positiviste sans qu’une solution ou même une alternative se soient dessinées à l’horizon. Cette crise a donné lieu à une réflexion complexe sur les sciences, motivée par une approche sociohistorique. Consistant initialement à historiciser la philosophie des sciences, elle a abouti au développement de diverses formes d’épistémologie historique. Ce mouvement qui s’est déployé tout au long du 20e siècle, est à situer dans le contexte de la dynamique des sciences et des évolutions sociales et culturelles de cette période. Cette introduction présente les positions les plus notables qui ont marqué ce procès d’historisation de l’épistémologie. Elle parcourt ce mouvement, de ses premiers développements, en France et en Allemagne au 19e siècle, à ses plus récentes formulations. Ce tour d’horizon offre une synthèse précise et claire d’un espace de réflexion qui n’a cessé de se diversifier, et qui, par sa pluralité, continue de fournir des outils conceptuels essentiels pour penser la science et son histoire.
Hans-Jörg RHEINBERGER
Introduction à la philosophie des sciences
La Découverte – 2014 – 126 pages
L’auteur nous invite à un parcours en cinq chapitres allant des années 1870 aux années 1990 et faisant une large place aux travaux de scientifiques ou de philosophes français sur l’épistémologie. Qu’est-ce que l’épistémologie ? Pour notre auteur il s’agit « des conditions historiques sous lesquelles, et les moyens avec lesquels les choses sont transformées en objets de savoir ».
Au cours du 19e siècle l’idéal de l’élucidation de la nature fut mécaniste. Le but des sciences exactes était de ramener tous les phénomènes naturels au mouvement des plus petites parties et aux forces qui s’exercent entre ces dernières. L’induction était considérée comme la méthode reine et l’évolution historique de la connaissance scientifique comme cumulative. Et de plus, l’amélioration des méthodes d’investigation devaient conduire, en particulier dans le domaine du vivant, à une complète explication de cet état.
Cependant dès 1872, Emil Du Bois-Reymond constatait que la connaissance mécaniste ne pouvait rendre compte de ses propres concepts : matière, force, mouvement ; ni rendre compte de la perception et de la conscience. Donc que l’éclairage mécaniste n’apportait en substance qu’un succédané d’explication, une explication toutefois opportune, une « fiction extrêmement utile ». Cette double remarque de Du Bois-Reymond conduisit à la distinction entre sciences dures et sciences humaines et sociales. Mais, il n’alla pas au bout de sa réflexion : à savoir qu’un problème insoluble devait nécessairement résulter d’un questionnement erroné. Car, constata Ernst Mach, comme tant d’autres il prenait l’outillage d’une science déterminée pour le monde réel. Mach va encore plus loin considérant que « les sensations ne sont pas des symboles des choses. Au contraire, la chose est un symbole de la pensée pour un ensemble de sensations d’une relative stabilité. » Appliqué à la mécanique, ce constat, lui retire toute capacité de rendre compte du fondement du monde et même d’une partie du monde, pour la limiter à une face du monde. Elle n’est qu’une abstraction correspondant à un point de vue particulier. D’autres abstractions pourraient être équivalentes.
Emile Boutroux, beau-frère d’Henri Poincaré, considère qu’on approche le monde qu’au moyen d’expériences, et que quelque soient la précision de nos moyens de mesure, on ne fait qu’approcher sans atteindre le point précis où le phénomène commence et finit réellement. Si bien qu’une indétermination existe, qui est ignorée quand on affirme que tel phénomène est lié à tel autre. Les lois de la nature sont donc contingentes. La recherche devient, par-là, l’expression la plus élevée du principe de contingence. Elle est inscrite dans l’histoire, et comme toute chose, ce n’est pas son essence – inaccessible – mais son histoire qui doit mobiliser notre attention. Ce que nous désignons par les lois de la nature, n’est au fond que « l’ensemble des méthodes que nous avons trouvées pour assimiler les choses à notre intelligence et les plier à l’accomplissement de nos volontés » et par conséquent, des moyens de les représenter et de les poser devant nous.
Poincaré dans La Science et l’hypothèse écrira « qu’un fait quelconque peut se généraliser d’une infinité de manières, et il s’agit de choisir ; le choix ne peut être guidé que part des considérations de simplicité. » Pour lui les lois de la nature ne sont pas contingentes, mais on ne peut pas le démontrer. Il constatera que : « Heureusement la science conduit à l’application et cela fait taire les trop sceptiques. »
Le début du 20e siècle avec la Première Guerre mondiale, l’avènement de la Relativité d’Einstein, de la mécanique quantique et des géométries non classique, voit remis en cause les certitudes liées aux succès de la mécanique classique et les espoirs d’un progrès scientifique continu et naturellement bénéfique pour les hommes. La science ne se caractérise plus par une marche progressive, celle-ci est ponctuée de ruptures. La mesure dépend de l’observateur ! Ce qui remet en question la relation entre les sciences dures et les sciences humaines, et même jusqu’à la possibilité d’une forme déterminée d’objectivité. Deux noms vont dominer l’entre-deux guerre : Ludwik Fleck, immunologiste et sociologue des sciences polonais et Gaston Bachelard, philosophe des sciences français. Tous deux retiennent deux choses comme centrales : le caractère expérimental du savoir moderne et son caractère social. Pour Bachelard la science expérimentale ne travaille pas sur le réel mais sur une « réalisation », une « réalité de deuxième ordre » qui correspond à un « réalisme technique » signe distinctif de la pratique et de la pensée scientifique contemporaine. « Il s’agit, écrit Bachelard, d’un réalisme de seconde position, d’un réalisme en réaction contre la réalité usuelle, en polémique contre l’immédiat, d’un réalisme fait de raison réalisée, de raison expérimentée. » La pensée scientifique est contre-intuitive, constituée et transmise par les instruments, chaque nouvelle connaissance est en rupture avec ce qui était jusque-là accepté. La science moderne est un « phénomène technique ». Pour utiliser correctement les instruments, il faut connaître les lois du monde auxquelles sont soumis les instruments, qui dans le même temps nous servent à les découvrir. Cette relation circulaire, fait que la science est toujours une ébauche, un projet. Projet qui est le médiateur entre l’objet et le sujet. Le second point est la constitution sociale de la science, en premier lieu à travers la création de techno-phénomènes – les réalisations – qui sont des faits culturels, et en deuxième lieu le processus de production de la science moderne qui est une entreprise collective, réalisée par une communauté partageant un même processus d’objectivation. Ce qui a pour effet la fragmentation des sciences en disciplines de plus en plus spécialisées – des cantons – ce qui pour Bachelard, à la différence de ses contemporains, est pour la recherche, un facteur de dynamisme et de créativité. Dès lors le savoir scientifique se pluralise, se diversifie. Il ne peut être caractérisé comme un système de propositions, il se manifeste comme un processus d’évolution. Ce phénomène évolutif concerne bien sûr l’épistémologie elle-même : « il faudra que l’histoire des sciences soit souvent refaite, soit souvent reconsidérée ».
Ludwik Fleck, partant de l’étude de la syphilis et de son test , mis en évidence que le savoir ne se construit pas en allant vers quelque chose mais, au contraire, en s’éloignant de quelque chose. Et donc qu’il est conditionné par son développement par le chemin qu’il a pris, par son histoire comme processus. Comme pour Bachelard, le processus de connaissance n’est pas pour lui analytique et contemplatif, mais synthétique et constructif. Il repose sur deux moteurs essentiels : « le style de pensée » et « le « collectif de pensée ». Le style de pensée est le mouvement qui va d’une vision non dirigée à une vision dirigée, qui est le résultat d’une pratique. Ce style de pensée partagé par une communauté n’est pas une simple convention, il s’appuie sur des fondations matérielles – l’expérimentation – qui part toujours d’une situation confuse. La clarté est le résultat d’un travail de purification, quelque chose donc d’ultérieur, pas nécessairement pressenti. Le collectif de pensée fonctionne comme « le vecteur du développement historique d’un domaine de pensée, d’un état du savoir déterminé et d’un état de la culture… ». Pour lui la connaissance est véritablement une « création sociale », qui se développe à l’insu des acteurs concernés.
Avec Bachelard et Fleck la rupture avec l’idéal scientifique du 19e siècle est consommée. Adieu à l’unité finale des sciences, à la description objective du réel, à un savoir définitif, une vérité intemporelle, une découverte attribuée à un seul auteur. La connaissance scientifique est devenue provisoire, portant sur des dispositifs techniques, et est un résultat collectif construit par son cheminement expérimental, historiquement et culturellement inscrit. Ceci constituant le nouvel esprit scientifique, et le socle des évolutions futures de l’histoire des sciences.
Avec Karl Popper la méthode de découverte scientifique cesse d’être comprise comme inductive pour devenir une méthode déductive de contrôle. Pour Popper qui tente de surmonter le positivisme de la théorie de la connaissance, toutes les activités du sujet connaissant relèvent du domaine de la psychologie et doivent être écartées de la logique de la connaissance, celle-ci est une logique de la recherche ou de la découverte scientifique, c’est à dire un processus transindividuel. Pour Popper, comme pour Bachelard, la méthode scientifique est caractérisée par l’expérience, qui est un concept épistémologique propre, qui consiste en un processus réglé de tests. « Un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience. » Ce qui rejoint l’expression de Bachelard qui voit dans le processus de recherche « une rectification historique de l’illusion commune première ». Seule différence, mais importante entre eux, la clarté est rétrospective pour Bachelard alors qu’elle est préalable pour Popper, pour ce dernier le scientifique à une vision claire de ce qu’il cherche et de vers où il va. Pour eux-deux la théorie de la connaissance est une théorie du progrès de la connaissance, un processus de découverte et d’élimination.
Pour Edmund Husserl les chercheurs travaillent « dans un mouvement continuel et vivant procédant à partir d’acquis, comme prémisses pour de nouveau acquis ». Cette production collective du savoir doit être considérée à la fois de manière synchronique et diachronique. Là où Bachelard voyait une incarnation du savoir dans les instruments, Husserl la voit dans l’écriture, qui est porteuse du processus de sédimentation du savoir. L’écriture est responsable de la production de sens, elle est ultérieure à l’expérience, impossible à anticiper.
Chez Martin Heidegger, élève de Husserl, la technique est le fondement des sciences modernes. On croit entendre Bachelard, d’ailleurs comme lui il considère que la recherche est multiple, quelle est une « investigation dans un domaine de l’étant – un secteur ouvert à l’intérieur duquel le mouvement devient possible – c’est dans l’ouverture d’un tel secteur d’investigation que consiste le processus fondamental de la recherche. » Processus qui détermine sa propre rigueur. Nous retrouvons là les « cantons » de Bachelard. Même point de vue positif sur la diversité des sciences : « toute science est science d’un domaine particulier » et plus loin « la spécialisation … est la raison du progrès de toute recherche. » La science moderne ne peut être comprise que dans sa dimension temporelle, c’est le concept de différenciation récursive qui en rend le mieux compte : « Cette obligation de se réorganiser à partir de ses propres résultats, en tant que voies et moyens d’investigation progressive, constitue l’essence du caractère d’exploitation organisé de la recherche. » Enfin, comme pour Bachelard, la science est une production collective, une « représentation » qui consiste en un placement-devant-soi, qui résulte en une « image conçue du monde ».
Pour Ernst Cassirer la refonte du savoir moderne ne se comprend que si l’on cesse de s’arrêter sur les résultats pour observer l’activité productrice elle-même. Car ce qui est en jeu dans l’appropriation scientifique du monde n’est pas d’exhiber « les éléments absolus et ultimes du réel, à la contemplation desquels la pensée pourrait enfin s’arrêter, mais bien de substituer, par un progrès graduel et incessant, une nécessité relative à une contingence relative, une invariabilité relative à une variabilité relative ». Pour Cassirer les sciences exactes n’ont de valeur qu’en tant que « cas particulier de l’objectivation en général ». L’objectivité ne se présentant plus comme un donné, mais comme une « tâche » de l’objectivation. Cette tâche peut être comparée au projet de Bachelard. Le rôle joué par l’histoire dans la compréhension dans la compréhension des sciences exactes, fait de celles-ci un objet de la culture moderne, et donc des sciences de la culture, celles des sciences humaines et sociales de Du Bois-Reymond. Quid de cette séparation entre sciences dures et sciences humaines et sociales ?
Après 1945, émergea l’étude historique des sciences et une réflexion sur les méthodes qui devaient être employées.
Pour Alexandre Koyré, historien des sciences français, la transformation radicale de la vision du monde – d’un monde clos à un univers infini – constitue le substrat des transformations. L’approche de l’histoire des sciences ne peut se faire qu’à travers l’histoire des idées.
Pour Thomas Kuhn, il faut cesser de croire que la science se développe par l’accumulation du savoir. « Elle est une entreprise collective mise en œuvre par une communauté … qui doit être suffisamment attractive pour attirer et suffisamment ouverte pour que la communauté lui associe un spectre de problème non résolus… » Cette manière d’acquérir des savoirs est décrite par Kuhn comme un paradigme – en cas de crise prolongée – échec répété dans la résolution d’un problème – un changement de paradigme peut avoir lieu. Seule cette communauté a le pouvoir et l’autorité pour effectuer ce changement. Changement qui est lié à des problèmes internes au paradigme. Le changement n’est pas vers quoi que ce soit mais « est conduit par l’arrière en restant ouvert devant ». Ce qui n’est pas sans nous rappeler la position de Fleck.
Un autre acteur dans cette évolution Stephen Toulmin, entre autre élève de Wittgenstein, comme Kuhn il fait explicitement référence à la théorie biologique de l’évolution. Pour lui la rationalité scientifique ne peut être comprise selon le modèle d’un argument formel, ou par analogie avec le schématisme logique. « La science n’est pas une machine à calculer intellectuelle : c’est une tranche de vie. » Le paradoxe de l’explication scientifique mi empirique, mi idéologique trouble notre vue. Il nous faut retirer nos lunettes. « Il n’y a qu’un moyen de voir ses propres lunettes clairement : c’est de les retirer. » Comment faire cela ? Poursuivre des enquêtes détaillées en étant sensible au fait que chaque environnement à ses propres demandes et que ce qui a été efficace en un temps et un lieu peut être néfaste ailleurs.
Fleck, Kuhn, Popper, Toulmin partagent ensemble une vision de l’épistémologie qui prend au sérieux l’histoire et pour qui les idéaux de la méthode scientifique varient au cours du temps, ainsi que la définition de ce qu’est une connaissance scientifique.
Autre figure Paul Feyerabend chantre de « l’anarchisme épistémologique » pour lui l’histoire en politique comme en science est écrite par les vainqueurs, il n’y a donc rien à en tirer d’éclairant sur le processus d’acquisition de nouveau savoir. L’histoire des sciences est complexe, leur processus d’élaboration est donc aussi complexe, il faut éviter toute tentation de rationalisation, de normalisation de ce processus, démarches qui bloqueraient la créativité des chercheurs. Une seule règle est acceptable : « tout est bon ».
L’histoire se prolonge à partir des années 1960 jusqu’à nos jours, à travers un questionnement sur la réflexion historique à propos de l’histoire des sciences, et sur son rôle créateur d’une vision du développement scientifique. Vision qui à son tour doit être interrogée.
Parmi ces penseurs Georges Canguilhem pour qui il existe trois catégories d’objets : les objets naturels, les objets des sciences, et l’objet du discours historique. L’historien doit être conscient qu’avec son travail il construit un ordre temporel propre. La question de la continuité ou de la rupture dans le développement des sciences constitue en soi un problème lié à la méthode d’étude. Pour Canguilhem, les sciences « respirent » à une fréquence variable selon les sciences et leurs époques.
Michel Foucault de son côté élaborera « une archéologie du savoir » pour s’affranchir du thème anthropologique. Il s’agit de s’affranchir de la « fonction donatrice du sujet ». Quatre principes structurent cette archéologie : l’unité de l’analyse qui est celle du discours ; s’intéresser à ce qui est typique de chaque strate ; définir des types et des règles de pratique discursives ; ne pas chercher à restituer ce qui a pu être pensé, voulu, visé, éprouvé… «rien de plus et rien d’autre qu’une réécriture » une construction, un discours-objet. L’histoire des idées étant elle-même une forme discursive, Foucault voulait la remplacer par une présentation s’appuyant sur les sciences structurales : économie, les formes de la communication, les institutions, les rituels, autant de sciences dont l’objet n’est pas la conscience du sujet.
Plus près de nous, dans les années 1980, Ian Hacking, philosophe des sciences canadien, souligne que notre concept de réalité « n’est qu’un sous-produit d’un fait anthropologique ». Ce fait provient de ce que la représentation fait partie de la nature humaine, de ce que « l’homme » peut en effet être pour ainsi dire défini comme un être qui crée des représentations. « La réalité est une création anthropomorphique… elle est la deuxième création de l’homme, la première étant la représentation. » Le réel est un attribut de la représentation. A la même époque Bruno Latour, anthropologue, écrit à propos de la réalité qu’il nomme référence : « Il semble que la référence ne soit pas ce que l’on désigne du doigt ou ce qui, de l’extérieur, garantirait la vérité d’un énoncé, mais plutôt ce qui demeure constant à travers une série de transformations. » Plus loin, il définit notre monde comme traversé de réseaux sociotechniques qui « sont à la fois réels comme la nature, narrés comme le discours, collectifs comme la société ».
En conclusion on peut constater que l’espace de l’épistémologie historique s’est pluralisé et n’a, pas plus que les sciences, à devenir unifié afin de continuer à se développer d’une manière fructueuse.
J’ai, après cette lecture riche et passionnante, un double regret, malheureusement pas nouveau, l’épistémologie contemporaine ne semble toujours pas avoir intégré dans sa réflexion ni les travaux de Gödel sur l’incomplétude, ni ceux de Prigogine sur le chaos. Alors que les uns et les autres semblent pouvoir représenter l’évolution du savoir scientifique et permettre d’en comprendre les limites.
JP
Renvois :
¤ Jean-François ROBREDO, Du cosmos au Big Bang, la révolution scientifique – FW N°24
¤ Surendra VERMA, Le petit livre des grandes idées scientifiques – FW N°37
¤ Peter ATKINS, Les 4 grands principes qui régissent l’Univers – FW N°39
¤ Antonio DAMASIO, L’erreur de Descartes (La raison des émotions) – FW N°42
¤ Thomas S. KUHN, La structure des révolutions scientifiques – FW N°47