En France, le choix de ne pas vouloir d’enfant est un choix que peu de personnes font (5%) et qui va à contre-courant de l’image qui associe d’une part les enfants au bonheur et d’autre part la famille à un certain épanouissement de soi, à une certaine réussite tant personnelle que sociale. L’objectif de l’ouvrage est double: d’une part montrer que le refus d’entrer en parentalité est un objet sociologique, qui peut être analysé sous l’angle d’un choix de vie positif tout en étant marginal et marginalisé et d’autre part affirmer que le souhait de ne pas vouloir d’enfant doit être lu en interaction étroite avec les normes conjugales et professionnelles qui se reconfigurent depuis les avancées sociales, féministes et juridiques des années 1970. Faire le choix d’une vie sans enfant peut être lu comme un phénomène social dans le sens où cela révèle les normes sociales et de genre et procède d’une tension entre les valeurs libérales et les valeurs familiales de la société actuelle. A partir de données statistiques récentes et de récits de vie denses et régulièrement convoqués au fil du texte, l’ouvrage s’intéresse aux motivations des personnes volontairement sans-enfant qui ont accepté de témoigner. A la croisée de la sociologie de la famille, du genre et de la déviance, l’ouvrage permet de suivre le cheminement de la construction du non-désir d’enfant dans une société qui pose le désir d’enfant comme une évidence, constituant dès lors les personnes ne souhaitant pas devenir parent comme des outsiders de la parentalité.
Charlotte DEBEST
Le Choix d’une vie sans enfant
PUR – 2014 – 215 pages
Charlotte DEBEST a mené son enquête sur un panel de 51 personnes de plus de 30 ans ne souhaitant pas d’enfant. Elle les appelle les SEnVol, les sans enfants volontairement.
CD pose d’abord le cadre législatif suivant : avec la loi Neuwirth en 1967 légalisant la contraception, la loi Veil de 1975 légalisant l’avortement et la loi de 2001 autorisant la stérilisation à visée contraceptive, les lois natalistes et familialistes se sont succédées. Pour l’auteure, l’autorisation de la contraception et de l’IVG construit une « norme procréative » où l’enfant peut naître dans les meilleures conditions. Les exigences adressées aux parents se sont accrues en matière d’éducation, mettant les couples face à de nouvelles questions existentielles et sociales sur la place du couple et de l’enfant. Par ses évolutions législatives, l’Etat a donné la possibilité d’espacer les grossesses et a facilité l’entrée des femmes dans le monde du travail, tout en faisant l’économie d’une réflexion sur la répartition sexuée du travail. A la fin du XXe siècle, les femmes ont obtenu les mêmes droits que les hommes sans qu’on les soulage des charges parentales et domestiques qui leur incombent toujours. La société a inventé le désir d’enfant par ces évolutions législatives, un désir irrationnel dans une société qui se veut toujours plus rationnelle dans ses actions. Comment peut alors perdurer l’action guidée par la tradition de faire des enfants dans nos sociétés modernes ?
Une grande partie de l’ouvrage présente les écarts dans les représentations que les SEnVol ont des parents et inversement. L’injonction du couple moderne suppose la possibilité de rompre alors que celle du couple stable apparaît comme une condition normative à l’entrée en parentalité. Les exigences pour être un bon parent impliquent d’être disponible et restreignent la liberté et l’autonomie des parents alors que les exigences pour être un bon conjoint visent l’épanouissement personnel et l’autonomie des deux partenaires.
En France, l’injonction à entrer en parentalité est extrêmement forte et l’absence de désir d’enfant est incomprise, voire suspecte. La société exerce une pression sociale à concevoir, ceux s’écartant de la norme du faire famille étant alors stigmatisés par la société conventionnelle. Au départ, les SEnVol ne cherchent pas à s’écarter de la norme mais n’éprouvent juste pas le « désir » d’avoir un enfant. C’est lorsque la société leur renvoie une image de « déviant » qu’ils se positionnent par rapport à la norme dominante du faire famille.
Les parents perçoivent les SEnVol comme égoïstes, altruistes, alors que ces derniers pensent que faire des enfants c’est justement pour soi-même ou par souci de conformisme social. Ils voient les parents comme narcissiques, faisant un enfant pour leur plaisir. Ils accusent les parents de manquer de réflexion préalable sur le sens et les conséquences de l’acte de faire un enfant et trouvent irrationnel le désir de faire un enfant. Ils s’opposent à l’injonction normative de la société qu’à un moment donné tout le monde a envie de fonder une famille. Tant qu’ils ne ressentiront pas le désir d’avoir un enfant, ils n’en feront pas.
Les SEnVol sont accusés de ne pas aimer les enfants alors que ceux-là prennent plaisir dans l’aspect temporaire et multiple des rencontres avec des enfants. Dans l’ensemble, les SEnVol envisagent la relation aux enfants comme une relation choisie à laquelle on peut mettre un terme si la satisfaction que provoque cette relation n’est plus réciproque.
Les SEnVol sont aussi perçus comme des Don Juan ou des salopes car on leur reproche souvent une sexualité diverse, non conjugale ou non reproductive. Les femmes peuvent apparaitre comme responsables des désirs et actions réprobateurs des hommes : derrière la mise en accusation d’un homme, on trouve souvent comme explication la déviance d’une femme. Les femmes SEnVol ne sont pas vues comme des femmes accomplies car l’enfantement est perçu comme révélateur de l’identité d’une femme. Face à ces perceptions, certaines trouvent que l’absence de ce genre de propos sur les hommes est injuste voire violente.
Les SEnVol refusent les contraintes liées à la parentalité (disponibilité, contraintes dans ses libertés, atteinte à la volonté de se définir soi-même). L’enfant est perçu comme chronophage et les SEnVol revendiquent vouloir prendre leur temps et refusent de figer leur identité à celle de parent. Les contraintes données par les enfants au quotidien rendent difficile l’articulation entre vie professionnelle, vie conjugale et vie personnelle. La cellule familiale est perçue comme sclérosante amicalement et intellectuellement. Les SEnVol ne critiquent pas les parents mais les plaignent : le métier de parent suppose une abnégation de soi et de la disponibilité pour autrui. Les SEnVol perçoivent aussi la responsabilité protectrice des parents vers leurs enfants face aux difficultés et aux dangers de la vie ; faire un enfant, c’est lui imposer de vivre dans un monde incertain semé d’obstacles à l’épanouissement personnel. Les SEnVol évoquent également la responsabilité éducative des parents et certains doutent de leur capacité à élever un enfant, la possibilité d’échouer dans l’exercice de la parentalité les angoisse.
CD insiste particulièrement sur les pressions exercées sur les femmes SEnVol. Plus les femmes sont en âge d’entrer en parentalité, plus il est difficile d’affirmer le choix de ne pas avoir d’enfant. Les femmes, en avançant dans l’âge et en subissant des questions de plus en plus pressantes, changent de discours ; elles passent de celui de ne pas vouloir d’enfant à celui de « ce n’est pas le moment ». Certaines femmes coupent court à la discussion alors que d’autres argumentent et espèrent participer à un changement de société. Exprimer son refus d’avoir un enfant suppose d’avoir les outils nécessaires pour se construire contre la norme dominante du faire famille. Les femmes SEnVol ne trouvent plus leur place dans leur cercle d’amis devenus parents : deux choix de vie différents qui impliquent deux groupes sociaux distincts. Cette modification du réseau amical se fait progressivement et les SEnVol se voient appartenir à un groupe de non parents et adhèrent par là même à un nouveau système de valeurs les aidant à maintenir et à assumer davantage leur choix d’une vie sans enfant.
Lorsque les interrogées apprennent leur choix à leurs parents, elles perçoivent une déception de la part de ces derniers (qui « réclament » des petits-enfants pour prolonger leur lignée) pouvant être palliée par la fratrie quand il y en a une. Ne pas vouloir d’enfant marque donc un point de rupture, ne pas vouloir rendre la vie qu’on nous a donnée. Certaines enquêtées évoquent même le sentiment que leurs parents peuvent culpabiliser de ne pas avoir donné à leurs enfants l’envie d’en faire à leur tour.
Pour les hommes interrogés, ce sont les femmes qui sont responsables des enfants et donc responsables du désir ou non d’enfants chez les hommes. La femme qui ne souhaite pas d’enfant devient responsable de l’absence de filiation offrant au père la transmission du nom, le prestige et la reconnaissance sociale. Les hommes font des enfants aux femmes alors que les femmes donnent des enfants aux hommes. L’absence d’enfant, choisie ou subie est souvent renvoyée à la responsabilité de la femme.
Dans l’ensemble, les femmes SEnVol refusent de vivre une grossesse et un accouchement, elles ont des difficultés à se représenter la maternité biologique. Elles angoissent de l’accouchement et ont peur de voir leur corps se « déformer » à la fois d’un point de vue esthétique et par l’intrusion d’un corps étranger en elles. Les femmes ne veulent pas devenir mères pour rester femmes et maintenir un rapport de séduction aux hommes en gardant la maîtrise de leur corps. Les hommes, quant à eux, angoissent sur les effets post-accouchement sur la sexualité du couple. Les femmes sont pensées comme disponibles sexuellement et mentalement alors que les mères sont pensées comme tournées vers leurs enfants. Mais il n’est jamais pensé que l’individu femme est disponible pour elle-même, qu’elle se définit par elle-même sans qu’il soit fait référence à ses attributs de conjointe, d’épouse ou de mère.
Après avoir présenté tous ces éléments (contexte législatif, représentations, pressions exercées sur les femmes), CD questionne le système de genre qui fonde notre organisation sociale, la procréation étant au cœur de la division sexuée du travail. Le système de genre est un processus de différenciation et de hiérarchisation des sexes. Les responsabilités liées à la procréation ne sont toujours pas partagées à égalité entre femme et homme, les hommes n’étant pas encore considérés comme acteurs à part entière de la parentalité.
Le refus d’enfanter peut-il être analysé comme un résultat des inégalités de traitement entre homme et femme ? Refuser d’enfanter peut-il être vu comme un moyen pour la femme d’être l’égale de l’homme ? Quelques femmes sans enfants affirment avoir décidé de faire autre chose qu’être mère. Surtout les femmes nées dans les années 50-60, pour qui l’homme est libre d’enfant alors que la femme est aliénée à ses enfants. Le défi de ne pas faire d’enfant peut alors permettre de prendre un autre chemin de vie.
De façon générale, les femmes s’investissent dans la sphère familiale au détriment de la sphère professionnelle alors que les hommes s’investissent dans la sphère professionnelle au détriment de la sphère familiale. Dans la majorité des cas, ce sont les femmes qui aménagent leur temps de travail dans la famille. Certaines femmes évoquent le souci de réussir professionnellement dans un monde d’hommes où les femmes doivent faire leurs preuves au quotidien. Notamment dans les professions masculines où les femmes doivent faire oublier qu’elles sont des mères en puissance. Parallèlement, seuls 6% des hommes déclarent que l’enfant modifie leur activité professionnelle (Pailhé et Solaz, 2006). Le « choix » des femmes de se retirer du marché de l’emploi ou de diminuer leur temps de travail s’explique par le résultat d’une stratégie rationnelle du couple prenant en compte les inégalités de salaire entre l’homme et la femme, ou par le résultat de normes et de rapports sociaux de sexe faisant primer l’activité professionnelle de l’homme (Pailhé et Solaz, 2009). Les femmes SEnVol assurent cependant que c’est avant tout le non désir d’enfant qui motive leur choix plus que des calculs professionnels, tout en étant conscientes des impacts négatifs des enfants sur la carrière professionnelle.
Pour les femmes SEnVol, ce n’est pas l’impact négatif de la maternité sur leur carrière professionnelle ou la charge éducative qui est problématique mais la prise en charge par les femmes des activités d’élevage, ménagères et domestiques. Elles veulent se préserver du piège de l’image de la femme moderne : active professionnellement, sexuellement, amicalement, indépendante, épanouie et mère aimante et disponible. Certaines refusent d’être considérées comme des mères potentielles seulement parce qu’elles sont nées femmes. Elles refusent d’actualiser le principe organisateur de la division sexuée du travail. Ne pas vouloir d’enfant est un acte politique, il n’est pas naturellement inscrit dans tout corps de femme un désir d’enfant.
En conclusion, CD insiste sur le nouveau cadre normatif permettant de choisir ou de refuser une grossesse. Cette possibilité fait reposer sur les couples toutes les charges morales et éducatives qu’entraîne le fait de faire un enfant. La contraception et l’IVG ont accru les exigences parentales et la responsabilité des femmes dans la gestion de leur fécondité. Les parents sont devenus responsables des enfants qu’ils ont choisi de mettre au monde et les femmes en supportent toujours plus lourdement le poids. Les normes parentales placent au centre du dispositif parental l’intérêt de l’enfant alors que toute la société valorise l’individu. Les enfants, selon les représentations collectives, restant une affaire de femme, ce sont elles qui supportent le plus lourdement ces injonctions contradictoires. Les femmes doivent concilier vie parentale, vie conjugale, vie professionnelle et vie personnelle quand les hommes les vivent de manière parallèle, n’envisageant pas le souci de conciliation connu des femmes. Tant que les filles seront socialisées à la maternité, au rôle de mère, les enfants resteront une affaire de femme, ce qui reproduit le système de genre en défaveur des femmes.
Femmes et hommes SEnVol troublent le système des genres et donc l’ordre social en refusant l’assignation de genre propre à leur sexe. Les SEnVol mettent en exergue des tensions entre valeurs familiales et valeurs libérales de la société. Ils recherchent à être autonomes et à ne plus être définis selon un statut, un rôle, une attente sociale.
Pour tendre vers une nouvelle égalité homme-femme souhaitant être parent, il faut aider les femmes à enjoindre aux hommes de prendre en charge mentalement, matériellement et affectivement les enfants. Dans le même temps, les femmes doivent accepter de réduire leurs exigences maternelles. D’où la nécessité d’une réflexion globale sur les enjeux de la procréation pour une société et une prise en charge collective des enfants. Il est nécessaire d’œuvrer à une réflexion globale sur la procréation et sur la valeur de l’enfant. Il est aussi nécessaire d’avoir une réflexion plus générale sur la socialisation sexuée des enfants.
Il faut œuvrer à une politique réellement égalitaire entre les sexes, une politique laissant à chacun, homme ou femme, le droit de choisir. Ne plus faire des fonctions reproductives la ligne de partage entre les sexes et admettre que l’organisation sociale est première à la division et à la hiérarchisation des sexes.
Ce que je retiens de cet ouvrage est le contraste entre société contemporaine individualiste et politiques procréatrices guidées par la tradition. Le désir d’enfant que ne connaissent pas les enquêtés reste un élément décisif et pourtant irrationnel dans leur choix. Aussi, si l’autorisation à la contraception et le recours à l’IVG permettent aux femmes de faire le choix de ne pas avoir d’enfant, ce choix n’est pas compris par beaucoup dans la société.
L’auteure insiste sur les difficultés que rencontrent les SEnVol à assumer leur choix dans une société où l’intérêt de l’enfant est au centre des réflexions sociales. On a donné aux femmes la possibilité de repousser, voire de renoncer à l’enfantement sans remettre en question l’organisation sociale dans laquelle les femmes évoluent ni le poids des normes et représentations portées par la société sur le couple et le faire famille qui se pose toujours comme une évidence aujourd’hui.
Faire le choix de ne pas avoir d’enfant nécessite d’être armé face à la norme procréatrice qui s’impose dans notre société. Etre armé par rapport à son conjoint, sa famille, son entourage, sa carrière professionnelle… Les enquêtés semblent en possession de ces armes mais je regrette que l’auteure n’ait pas questionné davantage de personnes évoluant dans d’autres contextes, où le poids des traditions familiales est plus lourd et où les conditions matérielles et financières sont plus difficiles. Au regard du panel ayant répondu à l’enquête, 44 répondants sur 51 ont fait des études de niveau Bac+3 ou plus.
Enfin, si comme le dit l’auteure l’autorisation de la contraception et de l’IVG construit une « norme procréative » où l’enfant peut naître dans les « meilleures conditions », quelles sont-elles et quels moyens sont à la disposition des individus pour les atteindre ?
AL