Selon l’approche classique, l’intelligence serait une faculté unique et générale, mesurable par le fameux QI, grâce à des tests. De là à penser que le classement des individus sur « l’échelle de l’intelligence » refléterait la hiérarchie des destins scolaires, professionnels et sociaux, le pas est vite franchi. Or, évaluer chaque individu isolement sur quelques compétences hors contexte n’est plus crédible au regard de la science comme des besoins de la société.
Le grand mérite de Howard Gardner, il y a vingt ans, c’est d’avoir formulé la théorie des intelligences multiples. Il n’y a pas une forme unique d’intelligence mais plusieurs formes indépendantes dont nous sommes tous dotés dans des proportions extrêmement variables. Il s’agit de l’intelligence langagière, logico-mathématique, spatiale, musicale, kinesthésique, interpersonnelle, intrapersonnelle. Aux sept intelligences repérées initialement, le psychologue en ajoute une huitième : l’intelligence naturaliste. Il s’interroge aussi sur l’existence d’une intelligence spirituelle, existentielle ou morale, comme aptitude à se situer par rapport aux limites cosmiques (l’infiniment grand et l’infiniment petit) ou à édicter des règles ou des comportements en rapport au domaine sacré de la vie.
Ecrit dans un style d’une grande clarté, cet ouvrage s’adresse à tous ceux qui désirent prendre connaissance d’une ample vision de l’intelligence humaine.
Howard GARDNER
Retz – 2008 – 185 pages
Nous avons tous entendu, au moins, parlé du QI. Des tests de QI qui permettent de mesurer l’intelligence d’un individu et d’orienter – pour le mieux – ses études et donc sa vie active. Issu des travaux de Binet et Simon pour orienter les élèves en difficultés vers d’autres études et surtout d’autres approches pédagogiques, cette méthode a à travers ses évolutions conquis ses lettres de noblesse en particulier aux Etats-Unis. Mais de quelle intelligence parle- t-on ? « … l’enfant le plus ’’intelligent’’ est capable de résoudre des problèmes, de trouver la réponse à des questions précises, et d’apprendre vite et bien de nouveaux sujets. »
Cette capacité peut être mesurée avec fiabilité par des tests « papier-crayon » standardisés et donc de prévoir la future réussite scolaire. L’excellente prévision dans le domaine scolaire ne se retrouve pas dans le domaine professionnel. La raison se trouve dans la parenté logico-langagière des tests et de l’enseignement. Comme ceux-ci « ne mesurent que les capacités logiques ou logico- langagières, nous sommes presque ’’conditionnés’’ à restreindre la notion d’intelligence aux seules compétences mises en œuvre dans la résolution des problèmes de cet ordre. »
Si l’on veut se libérer de l’idée que l’intelligence est ce que mesurent les tests, il faut s’en donner une définition indépendante. Pour Howard Gardner « l’intelligence […] implique la capacité à résoudre des problèmes ou à produire des biens ayant une valeur dans un contexte culturel ou collectif précis. »
Le constat d’une diversité de compétences d’origines biologiques dans la résolution des problèmes a conduit à la théorie des IM – des intelligences multiples. Dans un ouvrage datant de 1983 Frames of Mind H. Gardner définit huit critères qui permettent d’identifier sept formes d’intelligences indépendantes les unes des autres. Qu’il nomme : intelligence musicale, kinesthésique, logico-mathématique, langagière, spatiale, interpersonnelle, intrapersonnelle. Pour lui chaque individu est détenteur d’un éventail d’aptitudes, qui constituent les multiples facultés de ces intelligences. Intelligences qui vont s’exprimer en fonction de l’âge « à travers l’éventail des activités professionnelles ou non. » Ce qui a, ou devrait avoir, un impact sur l’enseignement. « L’enseignement doit être évalué à la lumière du développement des diverse intelligences. » Cette évaluation, indispensable, doit conduire à s’interroger sur l’obligation de programmes communs pour tous et surtout sur la contre- performance d’une démarche pédagogique unique. « La question est de savoir si tous les individus doivent étudier le même programme et, dans la mesure où un tel programme existe, s’il doit être enseigné de la même manière à tous. » En un mot mettre l’évaluation au service de l’élève pour adapter la pédagogie et les contenus au lieu de se contenter de le classer, voire de l’éliminer… Le chapitre 3 écrit avec Joseph Walters en 1986 s’interroge sur l’existence d’autres intelligences. Ce point, objet des chapitres 4 et 5 a été développé en 1999, soit seize ans après la première partie. L’auteur y étudie la possibilité d’existence d’une intelligence naturaliste, d’une intelligence spirituelle et d’une intelligence morale. Passées aux filtres des huit critères définis dans Frames of Mind une seule sera retenue : l’intelligence naturaliste. Après quelques réductions, l’intelligence spirituelle devenue intelligence existentielle pourrait peut-être … sous réserve, être considérée « à la manière de Fellini »comme une demie intelligence supplémentaire ! Il est vrai que notre auteur s’interdit, dans son travail scientifique, d’accepter tout résultat qui mettrait en évidence un effet lié à un phénomène de groupe. Résultat qui serait « le point de départ pour inciter à des efforts de remédiation, plutôt que comme une prétendue preuve des limitations intrinsèques d’un groupe. »
Beaucoup plus intéressant sont les chapitres consacrés à la contextualisation des intelligences et à celle de leur évaluation. La compétence cognitive doit être vue, non plus comme une aptitude humaine innée, présupposant l’uniformité des individus, mais comme « une ’’capacité émergente’’ qui se manifeste à l’intersection de trois éléments constitutifs : ’’l’individu’’ avec ses compétences, ses connaissances et ses objectifs ; la structure d’un ’’domaine de connaissances’’ dans lequel ces compétences peuvent se déployer ; et un ensemble d’institutions et de rôles – un ‘’’champ’’ – qui détermine si une activité est acceptable, ou si elle échoue à remplir ses obligations. » Deux types de sociétés illustrent cela : la société traditionnelle et la société industrielle. Dans la société traditionnelle, l’intelligence recouvre l’aptitude à maintenir les liens sociaux de la collectivité, l’habileté aux relations interpersonnelles. Dans la société industrielle, l’intelligence se fonde sur les habiletés en lecture, écriture, calcul. Dans les deux cas elles sont liées aux questions de survie culturelle : « le maintien de la cohésion sociale dans les sociétés traditionnelles, le développement de la technologie et de l’industrie dans les sociétés industrielles. » En-deçà du contexte culturel une question existe : y a-t-il une intelligence dont l’évaluation puisse être uniquement individuelle ? Ou bien celle-ci n’existe, ne se manifeste, et donc n’est évaluable que dans un contexte collectif. Certains permettant à d’autres d’exprimer dans cette interrelations leurs compétences qui sans ce cadre ne se seraient pas manifestées. L’intelligence apparaît donc comme distribuée et pas uniquement individuelle. « Il est clair que la décision de décrire l’intelligence comme distribuée dans d’autres individus, outils, techniques et systèmes symboliques, est d’ordre stratégique. »
Penser l’intelligence comme individualisée et non plus unitaire, indique qu’il existe un nombre infini de forme d’esprit, et que « chaque forme d’esprit possède son propre contexte socioculturel et qu’elle se développe à partir de ressources humaines et instrumentales, il devient évident que chaque être humain possède un esprit singulier. Nous sommes différents les uns des autres, nos personnalités sont distinctes et nos formes d’esprit uniques. » Uniques et contextualisées, ce qui est une invitation pressante à réintroduire « une manière d’apprendre et d’évaluer issus des modèles d’apprentissage traditionnel ce que j’appelle l’’’apprentissage contextualisé’’, pourrait être réintroduits de manière profitable dans notre enseignement. » Apprentissage contextualisé dont la forme aboutie est le compagnonnage.
Un ouvrage riche ouvrant sur une remise en cause de l’enseignement et de ses modes d’évaluation, même si les « preuves scientifiques » du moins à l’époque, au 20ième siècle, ont manquées. Dans l’épilogue l’auteur exprime son espoir qu’en 2013 – date de son départ à la retraite – la génétique aura révélé la pertinence des intelligences multiples et l’évolution des sciences cognitives permis de tenir compte des différents contextes – du national au local, voire au familial – où s’exprime la dimension plurielle de l’intelligence…
JP