Pour que le peuple vive dans la justice et la vérité qui ne peuvent être qu’une, deux grandes conditions sont requises : l’absence de passion collective et la possibilité d’exprimer une pensée sur les problèmes fondamentaux de la vie publique. O, les partis politiques comme les Eglises s’opposent systématiquement à cette double exigence. Ayant un dogme, il fonctionne sur la base de la discipline et leur seul mobile réside dans leur propre développement. Autrement dit, ils sont « décerveleurs », d’où l’urgence de supprimer les partis qui enferment le peuple dans le danger manichéen du pour et du contre et qui l’empêchent de penser par lui-même.
Simone WEIL (1909-1943)
Berg International – 2013 – 50 pages
Texte rédigé en 1943 à Londres peu de temps avant la mort de SW, alors active dans les équipes de la France Libre.
Pour elle, la démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Notre idéal républicain procède entièrement de la volonté générale due à Rousseau. Mais le sens de la notion fut perdu presque tout de suite, parce qu’elle est complexe et demande un degré d’attention élevé.
Il y a plusieurs conditions indispensables pour pouvoir appliquer la notion de volonté générale, dont deux principales :
¤ Au moment où le peuple prend conscience d’un de ses vouloirs et l’exprime, il ne doit y avoir aucun espèce de passion collective.
¤ Le peuple doit exprimer son vouloir à l’égard des problèmes de la vie publique, et non pas à faire seulement un choix de personne. Encore moins un choix de collectivités irresponsables. Car la volonté générale est sans aucune relation avec un tel choix.
Et Simone Weil de conclure « Le seul énoncé de ces deux conditions montre que nous n’avons jamais rien connu qui ressemble, même de loin, à une démocratie. »
Néanmoins, l’auteure porte espoir en ses propos et constate que toutes les fois qu’une loi impartiale, équitable et fondée sur une vue du bien public facilement assimilable par le peuple, elle affaiblit tout ce qu’elle interdit. Elle l’affaiblit du seul fait qu’elle existe, et indépendamment des mesures répressives qui cherchent à en assurer l’application.
In fine, elle enfonce le clou « Presque partout, l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de la pensée. C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s’est étendue à travers à travers tout le Pays, presqu’à la totalité de la pensée. Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques. »
Renvois :
¤ Gérald BRONNER, La démocratie des crédules – FW N°48.
¤ Norberto BOBBIO, Le futur de la démocratie – FW N°52.
¤ Serge AUDIER, Les théories de la République – FW N°56.
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