Rétrospective : Alvin Toffler

Nous avons demandé à notre Conseiller, Gérard Guigourès, de procéder à une relecture des trois œuvres majeures du sociologue (et surtout futurologue), Alvin TOFFLER.
C’est toujours un exercice délicat car il faut faire la part des choses entre les apports du chercheur qui nous ont convaincu et la manière dont notre analyse ex-post doit conserver un examen critique.
Il reste que A.T. fut un analyste brillant de ce qui est devenu “ L’ère de l’Information “.

Alvin Toffler :  Futurologue américain né le 04 octobre 1928

J’ai découvert Alvin Toffler dans les années 70 en lisant « Le Choc du Futur » dont j’ai immédiatement conseillé la lecture à mes amis. J’ai par la suite continué à lire avec un grand intérêt ses ouvrages.

Pour revisiter son œuvre, afin d’examiner la pertinence et le caractère visionnaire de ses propos, nous prendrons en considération sa trilogie : Le Choc du Futur, La Troisième Vague, les Nouveaux Pouvoirs.

Le Choc du Futur (1970)

Il définit le désarroi, le stress subi par nos contemporains qui tentent de faire face à trop de changements dans un laps de temps trop court.

Les progrès accomplis dans le domaine des transports illustrent bien ce processus général d’accélération. « En l’an 6000 av. J.-C. le moyen le plus rapide pour couvrir les longues distances était le chameau, qui parcourait 13 km environ en une heure. Il a fallu attendre l’invention du char autour de 1600 av. J.C. pour que la vitesse maximale s’élève à 32 km/h à peu près.

Cette invention marqua un progrès si net, si décisif sur le plan de la vitesse que plus de 3500 ans plus tard, en 1784, quand la première malle postale entra en service en Angleterre, elle atteignait en moyenne 16 km/h. La première locomotive à vapeur qui fit son apparition en 1825, faisait à grand-peine 21km/h et les grands bateaux à voile de l’époque se traînaient encore deux fois moins vite. Il fallut probablement arriver aux années 1880 pour que l’homme parvienne aux 160km/h à l’aide d’une locomotive à vapeur plus perfectionnée. La race humaine avait mis des millions d’années pour établir ce record. Cinquante-huit années suffirent toutefois pour repousser cette limite quatre fois plus loin et en 1938 un homme en avion franchissait le mur des 640 km/h. Simplement vingt années de plus et cette vitesse doublait à nouveau. Enfin dans les années 60 , des avions-fusées approchaient les 6400km/h et, dans l’espace, des capsules tournaient autour de la terre à 29 000 km/h…Dans tous les domaines, distances couvertes, altitudes atteintes, minéraux extraits ou puissance explosive maîtrisée la même tendance l’accélération saute aux yeux ».

Par ailleurs « la majorité écrasante de biens matériels dont nous nous servons dans notre vie quotidienne ont vu le jour au cours de la présente génération, la 800e ».

Le choc du futur s’intéresse au processus du changement, à la manière dont celui-ci affecte les organisations et les hommes. Il met ainsi l’accent « sur le prix personne social du changement ».

Quarante-cinq ans après la publication de cet ouvrage que constatons-nous ?

– En 1970 Alvin Toffler prévoyait l’arrivée de « la famille de pièces et de morceaux », qui se fonde sur les rapports de couples divorcés et remariés qui regroupent les enfants au sein d’une « seule grande famille ». Il avait aussi prévu l’avènement des mariages homosexuels. Il écrivait à ce sujet : « l’homosexualité s’étant peu à peu affranchie de l’ostracisme qui la frappait, il se peut même que l’on rencontre désormais des familles fondées sur des « mariages homosexuels » et n’en adoptant pas moins des enfants ». Ses prévisions à cet égard sont notre actualité.

Il annonce aussi « la société du prêt-à-jeter » : « nous nous forgeons une mentalité « à jeter » pour aller avec nos produits à jeter, avec une modification radicale des valeurs relatives à la propriété ». C’est l’occasion pour lui de nous parler de la notion de désuétude . Qui n’a pas constaté la réduction de durée de vie de nos produits électro-ménagers ? « La désuétude rapide fait intégralement partie de l’ensemble du processus d’accélération »

Il prévoit la révolution génétique qui se déroule sous nos yeux. Il entrevoit même parmi toutes les possibilités fantastiques qui en découlent, le procédé du clonage humain qu’il appelle « bouturage » en étant conscient des aspects éthiques de la question.

Il pressent le type de relations que l’on noue actuellement sur L’Internet.

« Les individus acquerront une grande facilité à nouer des liens de type « copain-copain » sur la base d’un communauté de goûts ou de l’appartenance à un même sous-groupe; ils sauront tout aussi aisément mettre fin à ces amitiés, soit qu’ils aillent vivre ailleurs, et qu’ils se joignent à un groupe cultivant des intérêts similaires, soit qu’is passent à un groupe s’intéressant à des choses diamétralement opposées […] Cette aptitude à nouer des relations intimes puis à les laisser tomber tout aussi vite ou à les faire passer au rang de simples connaissances, jointes à une mobilité accrue, permettra à chaque individu d’avoir un nombre d’amis beaucoup plus grand qu’il ne l’est généralement possible dans le présent ».

– En ce qui concerne l’enseignement, a-t-il actuellement dans ses objectifs de « renforcer les facultés d’adaptation des individus face à la nouveauté permanente, de sensibiliser les enfants aux possibilités et probabilités de demain ?

– Le débat actuel sur la représentation dans les relations sociales et politiques, révèle l’intérêt et la précocité des réflexions de Toffler sur « l’anticipation démocratique ».

« Les technocrates qui continuent à penser en termes de transmission verticale, établissent fréquemment leurs plans sans prévoir d’interventions adéquates instantanées de la base, si bien qu’ils savent rarement se qui se passe en réalité […] Ils n’arrivent pas à comprendre que le rythme accéléré de l’évolution demande – et crée -, dans la société, un système d’information d’un type nouveau, une boucle et non plus une échelle, […] Dans les conditions actuelles de prolifération des groupes et de l’intensification de l’incertitude due au changement, il devient de moins en moins loisible d’ignorer les revendications des minorités politiques – hippies, noirs, fanatiques de Wallace, enseignants ou proverbiales petites vieilles en chaussures de tennis ».

Ces réflexions sont d’actualité avec le développement de L’Internet comme nous le montrons dans l’ouvrage auquel j’ai participé Mutations sociales : Quels futurs possibles? ( L’Harmattan – 2014).

 

La Troisième Vague (1980)

Alors que le choc du futur concerne le processus du changement et la manière dont celui-ci affecte les hommes, les organisations, la troisième vague décrit les plus récentes révolutions technologiques et sociales et les replacent dans l’histoire du développement de l’humanité, et trace les traits de l’avenir vers lequel on s’oriente. Trois vagues de développement se sont succédées.

Avant la première vague les hommes vivaient pour la plupart en petits groupes, souvent nomades, et assuraient leur subsistance en pratiquant la cueillette, la pêche, la chasse et l’élevage.

La première vague est celle de la révolution agraire : à une époque remontant à dix millénaires, cette révolution amorce et diffuse peu à peu sur toute la surface de la planète, avec l’apparition de villages, des zones de mises en culture. Elle crée un nouveau mode de vie.

 

La seconde vague « est déclenchée par la révolution industrielle, à la fin du 17e siècle, alors que la première vague n’a pas encore terminé sa trajectoire. Cette seconde vague – l’industrialisation – a atteint son apogée, le tournant historique ayant eu lieu aux Etats-Unis entre 1955 et 1965, période au cours de laquelle les « cols blancs » et les prestataires de service ont dépassé numériquement le « cols bleus ». « On a également vu au cours de cette décennie, apparaître de manière généralisée l’ordinateur, la pilule contraceptive,et bien d’autres innovations dont l’impact fut immense. C’est pendant ces années que la troisième vague s’est musclée aux U.S.A ».

La seconde vague correspond à l’ère de :

la « massification » dans tous les domaine de la société sur le modèle de la production caractérisée par la standardisation (fabrication de millions de produits identiques),

la spécialisation (on écarte l’ homme à tout faire comme le paysan au profit du spécialiste comme l’ouvrier qui refait sempiternellement les mêmes tâches à la mode tayloriste.

la synchronisation notamment sur les chaînes dans les usines.

la concentration concerne bien sûr la production mais aussi l’habitation. On vide les campagnes et on concentre la population dans d’énormes complexes urbains. Le flux de capitaux sont également concernés aboutissant à des corporations géantes trust et monopoles. La maximalisation, une sorte de « macrophilie » exceptionnelle prédomine. « Grandeur » devient synonyme d’efficacité

La centralisation des chaines de commandement, les banques centrales font leur apparition.

 

La troisième vague est caractérisée par la démassification de la société

= La démassification de la production. « La production de masse est de plus en plus dépassée dans de nombreux secteurs de la production industrielle. la production de la troisième vague se caractérisera de plus par la fabrication en séries limitées d’articles partiellement ou totalement sur mesure ».

 

= La démassification de la circulation de l’information. Il nous parle d’un système postal de troisième vague qui commence à se mettre en place dans l’entreprise. « Reposant sur le télex, le télécopieur, la machine à traitement de texte et l’ordinateur se développe à une cadence accélérée, notamment dans les secteurs industriels avancés, et il recevra de plus, une extraordinaire impulsion supplémentaire lors de la mise en place du nouveau réseau de satellites […] Ce nouveau système n’acheminera pas du papier il véhiculera des impulsions électroniques […] messages et mémorandums circulent silencieusement et instantanément. Les terminaux qui équipent chaque bureau – dans une grosse entreprise, il y en a des milliers – scintillent placidement à mesure que l’information irrigue le système, parvient à un satellite qui la répercute sur un bureau situé à l’autre bout du monde ou sur la console du domicile d’un responsable. Des ordinateurs connectent quand c’est nécessaire les dossiers d’une société à ceux d’autres sociétés et les managers peuvent se faire transmettre des informations stockées dans des centaines de banques de données périphériques telles que celles du New York Times ».

Une quinzaine d’années plus tard, nous constatons que ce système postal est relayé par les premiers navigateurs commerciaux. La nouvelle circulation de l’information va alors concerner toute la population.

Au début de la présente décennie le Net représente une communauté qui dépasse un milliard d’utilisateurs dans le monde.

 

Il annonce « un séisme sémiologique qui ne signifie pas seulement l’introduction de nouvelles machines mais aussi un remaniement des rapports humains et des rôles dans le cadre du bureau.

Beaucoup de fonctions dévolues à la secrétaire sont appelées à disparaître. Même la machine à écrire sera périmée quand la technologie du décodage de la parole sera maîtrisée […] le patron se chargera à son tour des tâches de dactylographie, ou du moins les partagera jusqu’à l’éradication totale de cette phase de travail ».

C’est bien cette tendance que nous constatons actuellement. Les énormes pools de dactylos disparaissent dans les grandes entreprises. L’encadrement communique grâce à L’Internet, et préfère souvent ce moyen au téléphone.

 

= La démassification des médias

« Les journaux les plus anciens des mass media de la seconde vague perdent des lecteurs […] Tous les quotidiens à grande diffusion affrontent aujourd’hui la concurrence de plus en plus âpre d’une poussière de publications hebdomadaires ou bimensuelles à faible tirage qui visent non pas le marché de masse métropolitain, mais des régions et des collectivités spécifiques […] Ce phénomène concerne aussi la radio […] et la télévision ».

Cette démassification des médias correspond à une démassification des mentalités et à une culture éclatée « cela explique en partie pourquoi dans tous les domaines, qu’il s’agisse de musique pop, de politique, les opinions sont de moins en moins uniformes ».

«  Par-dessus tout, la démassification en profondeur de la civilisation que les media, tout à la fois, reflètent et stimulent, fait faire un gigantesque bond en avant à la somme d’informations que nous échangeons. Et c’est ce qui explique pourquoi la société est en voie de devenir une « société d’information ». En effet, plus une civilisation est disparate – plus sa technologie, les formes d’énergie qu’elle utilise et ses membres sont diversifiés -, plus il faut que l’information circule entre ses parties constitutives si l’on veut que l’édifice résiste, surtout quand elle est soumise à un processus de mutation d’une considérable ampleur ».

Avec l’arrivée de L’Internet, on constate une démultiplication de ce phénomène.

 

= Démassification sur le plan politique

Il s’agit d’« ouvrir davantage le système au pouvoir des minorités et permettre aux citoyens d’intervenir plus directement dans leur propre gouvernement sont deux impératifs aussi nécessaires l’un que l’autre ».

C’est un débat très actuel. Il fait l’objet de développements dans l’ouvrage précité sur la mutation des relations sociales.

 

Les Nouveaux Pouvoirs (1990)

Le pouvoir résidait dans la violence, il provient maintenant de la richesse et, dans le futur, il procédera du savoir.

– il en résultera une « guerre totale de l’information ». Les récentes affaires d’espionnage industriel, ou de cyber attaque en attestent.

– il annonce aussi la firme flexible. « L’engouement pour le gigantisme est peu perspicace ». Dans le domaine de l’hightech notamment nous constatons en effet que beaucoup d’innovations viennent de PME plus flexibles que les grosses entités.

Sur le plan politique, la démocratie de masse implique l’existence de « masses »; elle se fonde sur des mouvements de masse, des partis politiques de masse, des médias de masse. Mais qu’arrive-t-il quand la société de masse commence à se démassifier – quand les mouvements partis médias volent en éclats.

Si la technologie permet de personnaliser les produits, si les marchés se divisent en créneaux et en niches, si les médias se multiplient pour ne servir chacun qu‘un public de plus en plus restreint, si la structure familiale et la culture même présente une hétérogénéité croissante, pourquoi persisterait-on, dans l’ordre politique, à présumer l’existence de masses homogènes ? Qu’il s’agisse de l’affirmation de particularités locales, de la résistance à la mondialisation, de l’activisme écologique ou de consciences ethniques et raciales exacerbées, toutes ces tendances nouvelles reflètent la diversité accrue des économies avancées; elles annoncent la disparition de la société de masse.

Avec la démassification, les besoins humains se diversifient, et il en va de même pour les aspirations politiques.

 

Sur le plan religieux les quelques lignes suivantes sur l’interprétation de la Fatwa émise par l’ayatollah Khoméini réclamant l’exécution de Salman Rushdie à la suite de la publication des Versets sataniques, sont éloquentes et d’une actualité remarquable.

Le message envoyé par Khomeini fut très mal compris par les médias.

« On peut effectivement arguer, comme Khomeini, que l’ouvrage de Rushdie était de mauvais goût, qu’il offensait nombre de musulmans, insultait une religion entière, violait le Coran, mais ce n’était pas là le véritable sens de son message.

Khomeini annonçait que les États-nations n’étaient plus seuls ni même les principaux acteurs sur la scène mondiale. Extérieurement, il semblait affirmer que l’Iran, État souverain, avait le « droit » de déterminer ce que les citoyens des autres États souverains avaient le droit de lire ou de ne pas lire. En revendiquant ce droit et en brandissant la menace terroriste pour le faire appliquer, il catapultait la censure, qui avait toujours été une affaire intérieure, au rang de mesure mondiale. Dans un monde où l’économie et les médias revêtent une dimension planétaire, il exigeait ainsi également la planétarisation du contrôle des esprits […] En fait, il disait que les États « souverains » n’étaient pas souverains du tout, mais soumis à une souveraineté supérieure d’obédience chiite que lui seul définirait, et il affirmait ainsi que la religion ou une Eglise avait des pouvoirs supérieurs à ceux d’un Etat-nation ».

 

 chaque volet de sa trilogie, Les méthodes, le vocabulaire, l’intuition de l’avenir d’Alvin Toffler, ont marqué ses contemporains.

C’est un visionnaire remarquable au regard des événements qui caractérisent le monde aujourd’hui, vingt-cinq ans après le dernier volet de sa trilogie.

 

Gérard Guigourès / Février 2015