Six cadres dirigeants de multinationales et un syndicaliste évoquent pour la première fois à travers leur parcours professionnel l’évolution du capitalisme depuis 20 ans. De leurs propres mots, surgissent les contours d’une réalité humaine brutale, qui permet au lecteur non initié de mieux comprendre un système de production de richesse dominé par la Bourse. Replaçant la multinationale dans un contexte historique et politique, l’auteur, en seconde partie de livre, nous offre une grille de lecture prospective, et appelle à la renaissance de la politique, seul contre-pouvoir d’un capitalisme en passe de devenir totalitaire
Isabelle PIVERT
Editions du Sextant – 2006 – 320 pages
“Le raisonnement totalitaire (…) est parfaitement logique, à tel point qu’à chaque étape, il pourra se confondre avec la réalité (c’est son but). Noyé dans un ensemble rationnel, et bientôt invisible jusqu’à ce que personne ne s’en souvienne, seul le postulat de base est faux. Ainsi, les nazis postulaient qu’il y avait une race supérieure, la race aryenne, les communistes une classe inférieure, celle des koulaks. De ces postulats nazis ou communistes, tout se justifie, dans une logique implacable, jusqu’à la barbarie des camps de concentration et d’extermination.
Ici caché par ses propagandistes (souvent venus de la publicité, des médias, des enseignants des grandes écoles, et d’intellectuels parfois venus de l’extrême gauche), le postulat de base du capitalisme totalitaire, dont on peut dire qu’il est fondamental, crucial de l’identifier afin de le combattre, sous-tend insidieusement chacune de ses actions: le but de l’être humain est le profit. Tant que la masse de l’opinion publique n’a pas encore intégré ce dogme jusqu’à le percevoir comme quelque chose d’aussi naturel que par exemple le soleil se lève à l’Est, ce postulat ne peut–être énoncé (…). Pour l’élite dirigeante des multinationales c’est déjà une réalité incontournable, un fait, avec laquelle il importe d’être pour ou contre.”
Soleil capitaliste s’affiche comme une tentative d’identifier, de définir et de nommer ce que l’auteur envisage comme “le mouvement totalitaire en marche” afin de démasquer, à travers la parole, son masque d’imposteur “libéral”. Le “mouvement’” en question, selon un concept empruté à Hannah Arendt, décrit la période qui précède la domination totale et la mise en place du système totalitaire. C’est précisémment le grand intérêt de la démarche d’Isabelle Pivert que d’appuyer son analyse de l’évolution du capitalisme contemporain et de ses effets pervers sur des outils de lecture empruntés à certains des penseurs attitrés des phénomènes totalitaires, en particulier Hannah Arendt et Robert Paxton.
Pour se faire, l’auteur s’appuie en premier lieu sur une série d’interviews (5 hommes et 2 femmes) qui constitue l’essentiel de l’ouvrage. La sélection du panel a obéi à plusieurs critères: l’âge, ils ont tous la quarantaine, l’âge où le pouvoir vous end ses bras; le degré de responsabilité – ce sont tous sauf un syndicaliste, des dirigeants ou des experts; le type de société, une multinationale, autrement dit une société mondialement implantée.
Tous sortent d’écoles de commerce et possèdent une formation de gestionnaire de haut niveau. Les secteurs d’ativités sont volontairement variés: édition, agroalimentaire, informatique, assurances, conseil, finance. Ils ont accepté de rendre compte de leur parcours professionel et de leur opinion sur l‘évolution du capitalisme au cours de la vingtaine d’année précédent la parution de l’ouvrage (2006).
Entre lucidité et parfois amigüités, ils esquissent à partir de leurs expériences vécues les différents virages mais aussi le détail interne des mécanismes de la “guerre économique” depuis les années 90. L’élément central est ici le monde de la multinationale envisagée comme le paradigme et donc le prescripteur idéologique de la pensée économique moderne. Certains des témoignages permettent d’entrevoir de l’intérieur la “prise de contrôle” de la logique boursière sur l’activité réelle, d’autres rendent compte des phases successives du déploiement à l’échelle mondiale d’une logique effrénée d’hyperentablité dont la finalité semble de chasser sans fin possible – et indépendament de toutes autres conséquenses – les sources de profit. D’autres témoignages encore décrivent l’absurdité bureaucratique et managériale à l’échelle d’une multinationale – sous couvert de “rationalisation”… Au final, ils dressent le portrait d’un monde totalement déshumanisé, à l’image de l’histoire d’Isabelle E. – l’une des personnes interviewées- licenciée en moins de trente secondes après 15 ans de bons et loyaux services et instantanément “confiée” aux bons soins d’un consultant externe “es licenciement” recruté pour empêcher tout contact direct avec ses “anciens” collègues…
La conclusion de l’ouvrage s’attache à donner une perspective historique et politique à la somme des témoignages rapportés. L’auteur y retrace une sorte d’engrenage implacable dans lequel l’ensemble des éléments en place – le développement du chômage de masse dans les années 80, la déréglementation mondiale des marchés financiers renforcée par la diffusion mondiale des nouvelles technologies, l’effondrement de l’URSS en 1991 et la conversion forcée à l’idéologie restante de ses terres vierges de toute consommation de tout profit –mais non de ressources -…, concourrent tous à placer au centre du système capitaliste une logique de spéculation d’une ampleur inédite dans l’histoire économique moderne. C’est également dans ce contexte qu’émerge, au cours des années 90, le concept de maximisation du profit ou de création de valeur pour l’actionnaire (shareholdervalue) qui va devenir désormais le nouveau cap à tenir pour les dirigeants d’entreprises cotées. La Bourse informatisée va tenir lieu de boussole tandis que le pouvoir va progressivement glisser la sphère es managers vers celle des investisseurs externes – et bien souvent absents de l’entreprise.
En décuplant les espéances de profit, le développement de la bulle Internet à partir de la seconde moitié des années 90 va emballer le système. D’instrument de pilotage, le cours de bourse devient une finalité à atteindre au mépris très souvent des limites de l’entendement humain, du bon sens et de la conscience morale des individus. Les faillites retentissantes d’Enron, Worldcom, Vivendi, Arthur Andersen, Parmalat s’apparentent moins à des accidents individuels qu’à des scandales systémiques fondés sur l’escroquerie et de mensonge organisés. La grande différence avec les spéculateurs d’antan – les aventuriers et les déclassés de l’aventure impérialiste-, c’est que les personnes qui se regroupent désormais dans ces nouvelles structures entièrement dédiées à ces activités de spéculation – la multinationale et l’ensemble de ses “conseils”- appartiennent à l’élite économique abusivement créditée de valeurs morales, en réalité inexistantes. Forts de leur réseaux, elles orientent les décisions dans le sens de leurs intérêts individuels aux dépends de la vie de millions de travailleurs.
C’est au début des année 90, qu’apparaît, selon l’auteur, le premier virage “totalitaire”, quand des dirigeants de multinationales ont accepté de se servir de leurs salariés comme de n’importe quelle autre ressource de l’entreprise, sacrifiable à la première perspective de “profit” entrevue. Un second virage s’est peu à peu dessiné: l’individualisation de la règle au départ collective de la recherche du profit qui entraîne que désormais, la totalité des cadres a intégré cette idée de performance individuelle, et de rentabilité nécessaire et floue: “(…) Le collectif et l’individuel sont confondus, autrement dit, c’est l’élimination des liens et des différences entre les individus, puisque un égale tous, et tous égale un”. En parrallèle, grâce au dévelopement des technologies et des techniques d’organisation, l’extension de la loi du profit maximal gagnait tous les champs économiques possibles, y compris la sphère privée ainsi que les champs collectifs (politiques, sociaux, culturels). Le mouvement totalitaire était déployé..
La suite – c’est la conclusion de l’ouvrage – annonce un choix logique entre émergence probable d’un monde définitivement totalitaire – marqué par un passage du totalitarisme dans la sphère ouvertement politique – ou nécessaire résistance portée par un regain de conscience morale et un sursaut collectif. Le propos final peut parfois paraître un brin simpliste voire gentiment nostalgique: le retour à un ordre antérieur et figé, dans lequel il conviendrait pourtant d’aller sonder les racines profondes de la dérive totalitaire envisagée… là n’est sans doute pas le plus important. Largement focalisée autour de la montée puis de l’explosion de la bulle de L’Internet au début des années 2000, l’analyse prend évidemment un relief tout particulier avec le recul supplémentaire de la crise de 2008, de ses nouveaux scandales et de ses effets politiques toujours très actuels… En ce sens, l’ouvrage d’Isabelle Pivert garde plus que jamais son inquiétante pertinence.
CDV